Sujet du Bac et méthodologie

Le texte « Sujet du Bac et méthodologie » ci-dessous a été écrit le 30 juin 2014 par Monsieur Jacques Sapir (Économiste), il est disponible sur son blog RussEurope.

Les sujets proposés au BAC pour l’épreuve d’économie et de sciences sociales (dite ES) ont été dénoncés pour des intitulés de questions pour le moins tendancieux. Mon confrère de l’OFCE, Henry Sterdyniak s’en est ému. J’y avais consacré une note dans ce carnet[1]. La revue Alternatives Economiques s’en est émue à son tour, et y a consacré un article signé de Vincent Grimault[2]. Il y a eu des articles dans le Nouvel Observateur[3], ainsi que dans le supplément « Campus » du Monde[4]. Ils continuent de faire des vagues. C’est maintenant le Figaro[5] qui, par la voix de Yves Thréard, interpelle directement le ministre, en me citant nommément.

Rappelons de quoi s’agit-il. Il y a tout d’abord l’intitulé de deux questions dans le deuxième sujet proposé aux élèves :

  1. Comment la flexibilité du marché du travail peut-elle réduire le chômage ?
  2. À quels risques économiques peuvent s’exposer les pays qui mènent une politique protectionniste ?

A ces questions on peut en ajouter une autre, que je n’avais pas relevée, mais qui est tout aussi tendancieuse. Toujours dans ce second sujet, la question (notée sur 10 points, soit la moitié des points) est très discutable : À l’aide de vos connaissances et du dossier documentaire, vous démontrerez que la famille peut constituer un frein à la mobilité sociale des individus.

En effet, il s’agit plus des origines sociales (le milieu dans lequel vit l’enfant) que la famille. Par ailleurs, les familles sont souvent, et ceci a été étudié tant par des sociologues que par des démographes, des moteurs à l’ascension sociale.

Enfin, dans le premier sujet, on demandait aux élèves de traiter une question qui est elle-même en débat chez les économistes, autrement dit les sources de la croissance, et en omettant toute référence au contexte macroéconomique.

Des réactions significatives…

Rappelons enfin comment un sujet de Bac est fait. L’Inspection Générale de la discipline identifie une « Académie test », et elle demande à des professeurs sélectionnés par elle de rédiger des sujets, qu’elle teste auprès d’eux. Puis, elle décide, de manière souveraine, les modifications à apporter aux sujets. Dans son communiqué (APSES) du 24 juin (6 jours après l’épreuve…) l’association des professeurs de SES, l’APSES, écrit : « cet assaut contre les sujets a des effets collatéraux sur la considération du travail des professeurs de SES et des élèves de la série ES : en creux, les premiers passent pour les agents aveugles d’une propagande que les seconds recracheraient bêtement. »

Visiblement, il y a maldonne. Mais elle n’est pas isolée. J’ai été, sur les réseaux sociaux, pris à partie par Guillaume Allègre (de l’OFCE) ainsi que par Denis Colombi, qui enseigne en SES. On me reprochait de : « rendre les professeurs invisibles ». Il faut une certaine dose de mauvaise foi pour une telle affirmation. En critiquant les sujets, c’est l’Inspection Générale que l’on critique, et non les professeurs. Parler de « critique injuste » comme le fait le communiqué de l’APSES revient à croire (ou à affecter de croire) que l’on ne sait pas comment sont fait des sujets de Bac. A moins que les rédacteurs du communiqué aient une telle proximité intellectuelle avec les IG qu’ils se soient sentis visés…

Sur le fond…

En fait, que l’on demande à des élèves, le jour d’un examen, de monter leur capacité à argumenter ne me choque nullement. Encore eut-il fallu ouvrir les intitulés pour permettre ce débat. Il ne faut pas, de plus, sous-estimer le stress de l’examen et penser qu’en candidat se sentira parfaitement libre de discuter. Une copie de Bac n’est pas une dissertation ou une réponse à des questions telle que l’on peut faire en cours d’année. J’ai moi-même enseigné en début de carrière en section B (la section d’ES de l’époque) et je sais parfaitement tout ce que le Bac induit comme pression psychologique sur un candidat. Aussi, quand l’APSES commence son communiqué par la phrase suivante :

« Les critiques adressées au sujet du bac sont excessives. Elles témoignent d’une méconnaissance du travail des enseignants et des élèves, qui ne saurait être résumé à deux questions de connaissances tirées des épreuves du bac. »

On peut se demander dans quel monde vivent les militants de cette association. Depuis quand critiquer des sujets rédigés par quelques individus revient-il à critiquer le travail des enseignants ? Et ce n’est pas leur faire injure que de constater que la pédagogie, en SES comme dans d’autres disciplines, est elle-même tributaire de bien des choses sur lesquelles les professeurs n’ont pas de prise, ni directe ni indirecte. La phrase suivant d’ailleurs témoigne de l’embarras de ses auteurs :

« Pour autant, ces critiques sont révélatrices, car elles invitent à développer un enseignement pluraliste, davantage attaché à exposer les controverses théoriques qu’à les occulter. »

Oui, il y a bien un problème spécifique à l’enseignement de l’économie, et qui provient du fait que cette discipline, ou plus précisément une majorité des gens qui se disent économistes, se refusent à tout regard sur leurs pratiques.

Rien n’est plus difficile, on le sait , que de vouloir faire la part du conjoncturel et du structurel, de séparer la détermination ultime de l’accident. Ceci devrait inciter l’économiste à plus d’humilité. Avant de proclamer des résultats, il faudrait que la méthode soit, si ce n’est irréprochable, du moins consciente de ses limites propres. Ce n’est que rarement le cas, en dépit d’un virulent débat sur la méthodologie économique qui s’est développé depuis le début des années quatre-vingt[6].

L’importance de la méthodologie.

Or, les débats ont rapidement buté sur les faiblesses méthodologiques[7] de ce que l’on peut appeler, à loisir, l’économie standard ou l’économie dominante (ou en anglais mainstream economics). On range dans cette catégorie le discours usuel en matière d’économie, qu’il soit savant et universitaire ou journalistique, et qui charrie, sans toujours en mesurer les conséquences, des morceaux de champs théoriques très divers: un peu de théorie néoclassique (les marchés sont des mécanismes efficients), un peu de théorie keynésienne soigneusement limée (la politique monétaire est importante[8]), un peu d’école autrichienne (le rôle de l’entrepreneur pour ne pas oublier Schumpeter et quelques coups de chapeau à un Hayek que l’on cite d’autant plus facilement qu’on ne le lit pas), enfin quelques références, souvent vagues et imprécises, à la notion d’institution et à l’institutionnalisme américain (Veblen et Commons).

Ce syncrétisme se justifie d’un point de vue pédagogique. Il n’est jamais mauvais qu’un étudiant lise Walras comme Keynes, Hayek comme Marx, Commons et Veblen comme Coase et Williamson. Mais, du point de vue de la construction d’un instrument apte à donner une intelligibilité, ne serait-ce que partielle et limitée, au monde qui nous entoure, c’est par contre un désastre complet. Ceci aboutit à des incohérences graves que l’on repère dans des énoncés contradictoires qui sont pourtant tenus par des acteurs identiques[9]. Ainsi, dans le cas français, a-t-on justifié le franc fort au début des années quatre-vingt au nom de l’inefficacité des dévaluations compétitives, puis, au début des années quatre-vingt-dix au nom de la réalisation de l’Union Monétaire, censée nous protéger contre ces mêmes dévaluations compétitives (qui avaient été un succès en Italie, en Espagne et en Grande Bretagne…). Les sujets litigieux du Bac 2014 entrent évidemment dans cette catégorie. Le problème est ici profond. Mais, faute d’être rigoureux dans sa méthodologie, l’économiste se condamne alors à n’être qu’un justificateur et non un analyste. Il produit un discours qui confine à l’idéologie, dans son sens marxien (le « rideau de fumée ») au lieu de produire de l’Intelligence. L’économie, comme discipline, entre, en décadence. La crise latente de la méthodologie de l’économie dominant a donc éclatée.

Ce qui est jeu ici n’est autre que le statut de l’économie et de l’économiste. Pour l’auteur de ces lignes, la question essentielle n’est pas de savoir si l’économie sera ou non une “science dure”[10]. L’opposition entre des sciences réputées molles et celles qui s’affirment dures est déjà suspecte. Au-delà, il y a beaucoup d’illusion, ou de prétention, à croire qu’une discipline puisse s’auto-affirmer dans un registre dont elle exclurait les autres, en tout ou partie. Le problème fondamental n’est pas tant le statut de l’économie comme science que la compréhension par les économistes eux-mêmes des conditions dans lesquelles ils travaillent[11]. Il y a des démarches scientifiques, dont il faut définir les conditions et les pratiques, plus qu’il n’y a de science au sens normatif. Ceci implique une discussion sur les bases méthodologiques, terrain qu’évite soigneusement ce que l’on a appelé l’économie dominante[12]. Ces stratégies d’évitement ne sont ni neutres ni fortuites. Elles ont des conséquences importantes en ce qui concerne l’aveuglement progressif des économistes sur leurs propres pratiques. Elles sont aussi fondamentales pour tout discours qui tente d’éviter une controverse en cohérence, autrement dit une vérification par l’extérieur des conditions de formulation et d’usage des énoncés par lesquels il prétend asseoir sa légitimité et sa prééminence sur toutes les autres sciences sociales. Et tel est bien le problème auquel on est confronté aujourd’hui avec l’économie, et qui ressort, en réalité, du choix des sujets au Bac.


[1] Sapir J., Scandale au Bac ES, note publié sur le carnet RussEurope, le 19 juin 2014, ou sur mon blog

[2] «Bac : les sujets de SES suscitent la polémique » de Vincent Grimault sur Alternative Économique

[3] « Bac 2014. L’épreuve d’éco critiquée car trop libérale: la dérive de l’enseignement des SES » de sociologue dans les plus du nouvelobs

[4] « Bac ES 2014 : le sujet de sciences économiques et sociales critiqué » de Laura Buratti dans Le Monde des étudiants

[5] « Bac ES : Benoît Hamon, répondez-moi ! » de Yves Thréard dans Le Figaro

[6] Caldwell B.J., Beyond Positivism: Economic Methodology in the Twentieth Century, Allen & Unwin, Londres, 1982. B. Caldwell, (ed.), Appraisal and Criticism in Economics, Allen & Unwin, Londres, 1984. D. Hausman, The Inexact and Separate Science of Economics, Cambridge University Press, Cambridge, 1992. D. Hausman, (ed.), The Philosophy of Economics: an Anthology, Cambridge University Press, Cambridge, 1984. S.C. Dow, “Mainstream Economic Methodology”, in Cambridge Journal of Economics, vol. 21, n°1/1997, pp. 73-93.

[7] Caldwell B.J., “Economic Methodology: Rationale, Foundation, Prospects”, in U. Mäki, B. Gustafsson et C. Knudsen, (eds.), Rationality, Institutions & Economic Methodology, Routledge, Londres-New York, 1993, pp. 45-60. Idem, “Does Methodology matters? How should it practiced?”, in Finnish Economic Papers, vol.3, n°1/1990, pp. 64-71

[8] Voir, Hahn F.H., “Keynesian economics and general equilibrium theory: reflections on some current debates” in G.C. Harcourt, (ed.), The Microfoundations of Macroeconomics , Macmillan, Londres, 1977.

[9] Loasby B.J., The Mind ans Methods of the Economist: A critical appraisal of major economists in the XXth Century , Edward Elgar, Aldershot, 1989, en particulier chapitre 8.

[10] Voir ainsi, J. Cartelier et A. D’Autume (eds), L’économie est-elle une science dure?, Economica, Paris, 1995

[11] Mirowski P., “How not to do things with metaphors: Paul Samuelson and the science of Neoclassical Economics”, in Studies in the History and Philosophy of Science, vol. 20, n°1/1989, pp. 175-191. Pour une critique plus générale sur le modèle de scientificité de la physique, P. Mirowski, More heat than light, Cambridge University Press, Cambridge, 1990.

[12] Voir ainsi E.R. Weintraub, “Methodology doesn’t matter, but history of thought might”, in S. Honkapohja, (ed.), Wither Macroeconomics?, Basil Blackwell, Oxford, 1989.

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